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Les élections européennes revêtent en Italie, comme dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne, une double signification. Elles représentent tout d’abord un jalon dans la vie politique interne, une échéance qui permet aux partis d’enregistrer leur niveau de popularité auprès des citoyens et d’en tirer les conclusions en termes de stratégie électorale ultérieure. Elles permettent ensuite la constitution des différents groupes parlementaires européens et débouchent sur la formation de la nouvelle législature de l’assemblée parlementaire strasbourgeoise, avec une influence directe sur la constitution de la future Commission européenne (celle-ci doit obtenir le vote de confiance du Parlement européen pour pouvoir entrer en fonction au début de son mandat).
En Italie, dans l’actuelle phase de pré-campagne électorale, ce sont les enjeux internes qui priment. Chaque formation est à la recherche de la tête de liste optimale afin de réaliser la meilleure performance électorale possible, gage d’une affirmation de son pouvoir à l’intérieur du pays. La coalition de droite, emmenée par la cheffe du gouvernement Giorgia Meloni, entend marquer la solidité de son assise alors qu’à gauche la secrétaire du Parti démocrate, Elly Schlein, veut réaliser un bon score de façon à conserver sa légitimité à la tête du principal parti d’opposition pour garder la possibilité de fédérer le camp de la gauche lors des échéances futures.
Calculs domestiques à droite…
Le premier débat est celui relatif aux têtes de liste. Giorgia Meloni et Elly Schlein sont tentées de prendre la tête de leurs listes respectives pour les élections européennes. Si toutes deux sont convaincues de pouvoir être des locomotives efficaces pour les résultats électorats de leur formation, il s’agit également, pour l’une comme pour l’autre, de conserver le leadership au sein de leur camp.
Les sondages sont actuellement très favorables à Giorgia Meloni et à son parti « Fratelli d’Italia », qui récolte presque 30 % d’intentions de vote dans les enquêtes pré-électorales. Giorgia Meloni semble bénéficier d’un état de grâce après plus d’une année passée à la tête de l’exécutif italien. Cette popularité personnelle, mais aussi une pratique plutôt individuelle du pouvoir, la pousse à vouloir incarner l’offre politique de son parti dans le cadre des élections européennes, ce qui réaffirmerait également son statut de cheffe de parti. Il faut également relever qu’au sein de la droite italienne on a longtemps vu Silvio Berlusconi jouer la personnalisation de son camp politique en se présentant de façon systématique comme tête de liste lors des différentes élections.
Mais déjà apparaissent des contre-feux face à ces désirs de primauté. À droite, une victoire trop écrasante du parti de Giorgia Meloni ferait de l’ombre aux deux autres formations qui composent la coalition actuellement au pouvoir : Forza Italia et la Lega.
Forza Italia a du mal à survivre à la disparition de Silvio Berlusconi, qui a toujours représenté la figure tutélaire de ce parti. L’actuel secrétaire de ce mouvement politique, Antonio Tajani, qui est également le ministre des Affaires étrangères de l’actuel gouvernement, est un modéré qui n’a pas le charisme de Berlusconi.
Aussi peut-on déjà observer une érosion électorale qui pourrait même prendre un aspect de véritable débâcle si ce parti (qui avait obtenu 8,78 % des suffrages aux européennes de 2019) passait sous la barre des 6 %. Forza Italia a longtemps été le pivot des coalitions de droite en Italie, une fonction qui s’exprimait dans les résultats mais aussi dans l’ancrage de modération qu’offrait cette formation, membre, au Parlement européen, du Parti populaire européen, qui regroupe les partis de droite dits traditionnels.
De plus, Forza Italia a toujours exprimé les intérêts des milieux entrepreneuriaux italiens, ne serait-ce que par l’influence importante de la famille Berlusconi en son sein. La réduction de cette formation de centre droit à une portion congrue ne représente pas un objectif politique pour Giorgia Meloni et les siens, car cela risquerait de déséquilibrer la coalition au pouvoir, mais aussi de susciter l’inimitié avec des centres de pouvoirs externes (le groupe de médias Mediaset, qui possède notamment trois chaînes de télévision et appartient à la famille Berlusconi).
Une autre évolution majeure au sein de la droite italienne concerne la Lega, qui semble engagée dans un cycle particulièrement négatif. Alors qu’aux élections européennes de 2019 elle caracolait en tête avec plus de 33 % des suffrages exprimés, elle se situe aujourd’hui autour de 9 % dans les enquêtes d’opinion, ce qui correspond d’ailleurs au niveau obtenu lors des dernières législatives, en 2022. La pente descendante des votes pour la Lega et Forza Italia crée également les termes d’une compétition entre les deux formations qui semblent inexorablement tirées vers le bas dans l’actuel cycle électoral.
La Lega et son leader, Matteo Salvini, ne veulent pas céder du terrain, si bien que la Lega apparait comme le principal compétiteur de Fratelli d’Italia, en cherchant sans relâche à déborder le parti de Giorgia Meloni sur sa droite. Il pourrait donc être paradoxalement contre-productif pour Meloni de devancer très nettement, en juin prochain, ses deux partenaires de coalition : ceux-ci pourraient dès lors pourraient être tentés de remettre en cause la viabilité de la majorité parlementaire actuelle. On pourrait penser que Giorgia Meloni serait attirée par une prise de pouvoir hégémonique ; mais le régime parlementaire italien rend assez improbable la possibilité de gouverner avec un seul parti. Il convient donc d’être attentif aux équilibres de la coalition au pouvoir.
… et à gauche
Ce questionnement à droite n’est pas sans conséquences sur le camp de gauche. Elly Schlein voudrait elle aussi se présenter comme tête de liste pour affirmer sa primauté sur le Parti démocrate. Cependant, des voix internes comme celles de Romano Prodi ou Enrico Letta lui conseillent de faire un pas de côté pour éviter l’opération politicienne qui consisterait à s’imposer en tête de liste pour démissionner aussitôt élue, car il semble peu probable qu’Elly Schlein choisisse d’aller siéger à Strasbourg.
Cette volonté de transparence exprimée par certains leaders du parti peut représenter un piège politique visant à affaiblir Schlein : si la liste du Parti démocrate obtient un score relativement médiocre, en dessous des 20 %, alors son leadership sur le parti pourrait être remis en question au bénéfice d’autres figures qui peuvent apparaître comme d’éventuels recours à gauche, comme l’actuel Commissaire européen Paolo Gentiloni.
Enfin, il est probable qu’Elly Schlein ne prendra sa décision qu’une fois celle de Giorgia Meloni connue, car elle voudra éviter un mano à mano avec la cheffe du gouvernement face à laquelle, dans la conjoncture actuelle, elle ferait pâle figure.
Ici encore, il s’agit pour Elly Schlein de conserver la possibilité de fédérer un camp de « gauche élargie » dans une coalition capable de remporter des élections locales et nationales, en stabilisant des accords avec le Mouvement 5 Etoiles (M5S) et des formations centristes, comme « Plus d’Europe ». Cette stratégie ne peut réussir que si le Parti démocrate apparaît comme capable d’exercer l’hégémonie sur la coalition, et donc de se situer nettement au-dessus d’un M5S qui pointe à 16 % dans les sondages.
Il faut également relever l’actuelle marginalisation des formations du centre. Alors qu’aux dernières élections législatives Carlo Calenda et Matteo Renzi s’étaient alliés dans un groupe « Azione-Italia Viva » pour arriver à un résultat de 7,8 %, cet accord a volé en éclats et ces deux personnalités politiques ont maintenant des destins séparés. Matteo Renzi a annoncé sa candidature comme tête de liste du parti Italia Viva aux élections européennes, en espérant dépasser le seuil minimal de 4 % des votes exprimés, nécessaires pour obtenir des élus dans la loi italienne.La mésentente entre Carlo Calenda et Matteo Renzi fait peser une hypothèque sur la participation italienne au groupe Renew, un point plutôt négatif pour la formation d’Emmanuel Macron, Renaissance.
Par ailleurs, à gauche, on ne constate dans la phase actuelle que très peu d’espace pour d’autres sensibilités : lors des dernières législatives la liste d’alliance gauche-verte n’a enregistré que 3,6 % des suffrages, ce qui illustre le caractère étriqué du « camp de gauche » qu’Elly Schlein appelle de ses vœux.
Meloni et Salvini, deux positionnements différents au Parlement européen
Au-delà de ces questions essentielles pour l’avenir du panorama politique interne, il convient également de poser des questionnements sur les conséquences européennes de ce cadre électoral italien.
Lors de la campagne pour les européennes de 2019, le leader de la Lega Matteo Salvini, à l’époque ministre de l’Intérieur, se distinguait par son positionnement populiste et souverainiste. Ce faisant il mettait l’accent sur la défense d’une « Europe des peuples » qu’il opposait à l’Europe technocratique incarnée en particulier par le président français Emmanuel Macron. Une posture efficace : la Lega dépassait les 30 % et obtenait 25 députés au Parlement européen. Toutefois, l’influence du parti à Strasbourg s’est révélée limitée puisque ses députés siègent au sein du groupe Identité et Démocratie (ID) (en compagnie notamment des 18 élus du RN français) : or ID est resté en dehors des coalitions et n’a donc que marginalement pesé sur les débats.
En 2024, le scénario est différent. La Lega continue d’afficher son compagnonnage avec le RN, ce qui lui procurera certainement une position ancillaire au sein du futur groupe européen ID, puisque cette fois, elle obtiendra sans doute moins de députés que le RN et que, en outre, ID devrait s’élargir à davantage de formations. Cela ne devrait pas changer le relatif isolement de ce groupe au sein du Parlement européen mais cela entraînera probablement la nécessité d’élargir la coalition majoritaire au Parlement européen, face à la croissance de ce vote « hors majorité ».
L’affirmation du parti Fratelli d’Italia représente une variable dans le jeu politique européen. À Strasbourg, Fratelli d’Italia appartient au groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR), où elle siège aux côtés de formations comme le Pis (Pologne) ou Vox (Espagne). Au cours de sa première année à la tête du gouvernement italien, Giorgia Meloni a opté pour une posture constructive au niveau européen, loin des rodomontades de Matteo Salvini. Les rencontres avec la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, mais aussi avec celle du Parlement européen, Roberta Metsola, ont confirmé cette tendance.
Giorgia Meloni apparait donc comme œuvrant à une probable stratégie de convergence avec la prochaine majorité de soutien à la Commission européenne, qui devrait graviter autour du PPE. Même si le groupe ECR n’en fait pas partie de manière organique, des compromis pointent déjà, ce qui devrait aboutir à une forme de « soutien externe » de la part des députés européens de Fratelli d’Italia à la future Commission. De plus, Giorgia Meloni pourrait être conduite à exercer un rôle de médiation avec Viktor Orban dans le contexte délicat de la présidence hongroise de l’Union qui débutera en juillet 2024.
Au sein de la coalition de droite italienne passe donc une ligne de démarcation entre populaires (Forza Italia) et conservateurs (Fratelli d’Italia) d’un côté, et Lega de l’autre, ancrée dans le groupe Identité et Démocratie.
Le positionnement politique de Giorgia Meloni peut lui permettre de jouer un rôle plutôt actif d’appui à la future coalition qui dominera le Parlement européen, sans toutefois en être un membre officiel, tout au moins pour le moment. Il s’agit d’une situation fragile car elle dépend du maintien de la coalition au pouvoir en Italie, jamais certain. Et elle caractérise une Italie qui reste à la marge du jeu européen. Il faut cependant relever combien cette situation apparaît comme en évolution par rapport aux précédentes élections de 2019 : cette fois, l’Italie se rapproche du barycentre européen.
Jean-Pierre Darnis, Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d’Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur invité à l’université LUISS de Rome, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.