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Dolce Vita

« La Grande Bellezza », film-allégorie du berlusconisme


Silvio Berlusconi, figure emblématique de la droite italienne, est mort le 12 juin dernier. Sa carrière fut marquée par une série de scandales publics et privés et par le mouvement de pensée et phénomène sociétal et de mœurs qu’elle a suscité, le « berlusconisme ». De nombreux films italiens s’en sont fait l’écho depuis les années 1990.

Un réalisateur s’est particulièrement distingué dans l’exploration des stigmates berlusconiens sur la société italienne : Paolo Sorrentino. Dans Silvio et les autres (Loro), en 2018, il évoquait très directement la figure sulfureuse du Cavaliere.

Mais, déjà, dans La Grande Bellezza (Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2014), les grands thèmes associés au leader de droite sont clairement dessinés par le réalisateur, de façon un peu moins directe, puisque le film est centré sur le bouleversement existentiel du protagoniste, Jep Gambardella, sexagénaire mondain et désabusé qui finira par retrouver son élan vital en revisitant intérieurement un passé enfoui.

Le divertissement comme « impératif catégorique »

Des quatre traits saillants du berlusconisme donnés à voir dans La Grande Bellezza, le plus éclatant est celui de la jouissance individuelle comme valeur première. Sorrentino a déclaré, dans une interview, que Berlusconi avait lourdement contribué à imposer le divertissement comme « impératif catégorique ».

La longue scène mémorable, fellinienne, de la fête débridée en discothèque, dans la toute première partie du film, constitue en soi une allégorie de cet impératif de jouissance. Pour un spectateur italien en 2013, les outrances de la fête peuvent renvoyer aux scandales de mœurs dans lesquels Berlusconi était directement impliqué : soupçons d’abus de mineure dans l’affaire Noemi Letizia en 2008, d’usage de la prostitution avec l’affaire D’Addario en 2009 puis avec l’affaire Ruby en 2010. Elles semblent un calque hyperbolique des fêtes libertines organisées dans les villas du « Cavaliere » et que la presse italienne dévoilait alors à grand renfort de photos.




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Deux personnages incarnent chacun une facette qu’il est aisé de relier à la figure de Berlusconi : l’être désiré et l’être désirant. D’un côté, Jep Gambardella, l’organisateur de la fête, celui qui attire toutes les convoitises et aimante les regards lubriques des danseuses éméchées ; de l’autre, son ami Lello Cava, homme d’affaires hors pair, à la libido incendiaire, qu’on voit trépigner d’excitation au pied d’une jeune femme dansant sur un cube – laquelle, comme beaucoup des jeunes femmes qui graviteront autour de Berlusconi, voudrait percer dans le monde du spectacle.

L’homme d’affaires Lello Cava.
Capture d’écran

Télévision et culte de soi

Le second trait rattaché au berlusconisme est celui de la télévision, média indissociable de la réussite financière et de l’ascension politique de Berlusconi. La fête est en effet placée sous l’égide de « Lorena », une femme opulente qui sort de l’énorme gâteau d’anniversaire de Jep. Or, le rôle est joué par une actrice, Serena Grandi, qui fut un sex-symbol dans l’Italie des années 1980 et 1990 et qui participa à plusieurs émissions de divertissement télé dans les années 1980 et 2000. Dans le film, elle joue une sorte de caricature de son personnage public qui rassemble donc deux thèmes (le sexe et la télévision) étroitement liés au personnage Berlusconi – dont les chaînes de télévision sont par ailleurs bien connues pour privilégier les figures de pin-up.

Serena Grandi dans son propre rôle d’ex-égérie de la fête.

Le troisième trait du berlusconisme traité par Sorrentino est le culte de soi. Dans le film, le narcissisme est incarné dans la première partie du film par le personnage d’Orietta, une femme qui passe son temps à se photographier et envoyer ses autoportraits à ses admirateurs. L’obsession de la beauté et de la jeunesse se traduit ensuite dans une scène hallucinante où, dans un riche salon privé, un gourou du botox fait des injections hors de prix à des patients qui le vénèrent comme un guide spirituel, renvoyant le spectateur à une pratique, la chirurgie esthétique, dont Berlusconi a amplement usé pour lui-même et dont il vantait les mérites, considérant que les femmes ainsi opérées étaient « plus belles ».

Corruption à tous les étages

Le dernier grand trait saillant du berlusconisme qui ressort dans le film est celui de la corruption, thème étroitement lié à la figure de Berlusconi, mis en cause dans une kyrielle de procès pour des chefs d’accusation allant de la falsification de bilan à la corruption d’avocat et dont le bras droit, Marcello Dell’Utri, a été inculpé pour complicité d’association mafieuse.

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Ce volet de l’activité berlusconienne, qui comprend encore des zones d’ombre, se retrouve dans le personnage de Giulio Moneta, homme d’affaires énigmatique, voisin du protagoniste, qui fait des apparitions depuis son balcon haut perché et dont on découvrira qu’il sert en réalité les intérêts de la pègre. Arrêté par la police à la fin du film, il déclarera, menottes aux poings, être de ceux qui font « avancer le pays » – stratégie de défense typique des avocats berlusconiens ou de Berlusconi lui-même.

(Giulio Moneta arrêté par la police)

Mise en perspective historique

La force de la représentation du berlusconisme tient également à sa mise en perspective historique, Sorrentino amenant le spectateur, par un langage tout en image, à comprendre que le triomphe du berlusconisme est rendu possible par le déclin des deux idéologies majeures qui ont fait l’histoire de l’Italie au XXe siècle : l’idéologie socialiste (et son dérivé, l’idéologie marxiste) et l’idéologie catholique.

Le déclin du marxisme est représenté dans une scène à la fois solennelle et grotesque dans laquelle une artiste célèbre du Body art, dont le pubis teint en rouge laisse apparaître le blason de la faucille et du marteau, vient percuter tête baissée un aqueduc romain, signifiant par sa performance spectaculaire (elle en saigne) l’impasse à laquelle a conduit l’application soviétique de la pensée marxiste.

Dans le même temps, le protagoniste est confronté quotidiennement à la religion dans la ville de Rome : par les nombreux religieux ou religieuses qu’il peut y observer dans les rues ou depuis son balcon ; par la pluralité des monuments religieux qui parsèment la ville éternelle. Or, le regard de Jep Gambardella sur la religion, empreint de nostalgie et d’étrangeté, s’inscrit typiquement dans le cadre d’une société sécularisée où la religion n’a plus le rôle premier d’instance organisatrice.

L’idée que le berlusconisme a pu s’épanouir dans un vide idéologique créé par le déclin de ces deux grandes idéologies est exprimée dans le passage de la première à la seconde séquence du film. La Grande Bellezza s’ouvre en effet par une déambulation sur le mont Janicule qui offre une série d’images évoquant d’un côté l’idéologie de type socialiste : la statue de Garibaldi à cheval, les bustes de partisans garibaldiens exposés dans un jardin public, de l’autre l’idéologie chrétienne avec une vue sur la fontaine dite de « l’Acqua Paola », commanditée par Paul V en 1608 et le coup de canon quotidien – première image du film – institué par Pie IX en 1948 pour permettre aux cloches romaines de sonner à l’unisson.

La transition vers la seconde séquence, celle de la fête en discothèque, est opérée de manière brutale par le cri hystérique d’une convive filmée en gros plan, comme un cri de détresse pour exprimer le passage des idéologies fortes, mais passées, à l’idéologie de la jouissance individualiste et narcissique, apparemment insouciante.

Le cri de « transition » entre les époques.
Capture d’écran

La Grande Bellezza, dont le tournage commença en août 2012, est tout entier empreint d’un âcre parfum de décadence qui renvoie à la fin du règne politique de Berlusconi, contraint quelques mois plus tôt à la démission forcée de son poste de président du Conseil, le 12 novembre 2011, suite aux scandales de mœurs qui le touchent et à la situation financière dramatique de l’Italie, « au bord du précipice », comme le titrait quelques jours plus tôt le journal économique Il Sole 24 ore. Une situation que symbolisait parfaitement la coque chavirée du Costa Concordia, ce navire de croisière qui avait fait naufrage le 12 janvier 2012 et que le protagoniste, dans la dernière partie du film, regarde fixement, sans mot dire.



Fabrice De Poli, enseignant-chercheur en Etudes Italiennes (poésie, prose et cinéma de l’Italie – XIX-XXème s.), Université Savoie Mont Blanc

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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